Des fleurs pour colorer les cendres

 

Pour la paix dans le monde,
à celleux qui souffrent.
Je marche dans les décombres d’une ville où il m’est difficile de respirer. Le silence pèse à chacun de mes pas. Les arbres morts ne donneront plus de fruits.
Les appartements sont des clowns tristes.
les avenues, les allées et les rues sont des clowns tristes au maquillage périmé.
Je trace un chemin incertain dans un cimetière figé par la mémoire des survivants.
Au bout se trouve un précipice rempli de larmes.
La pluie tombe sur les immeubles détruits par le feu de la haine.
La ville n’est plus qu’un cauchemar à ciel ouvert.
Ici ou là poussent des touffes d’herbe. Le lierre envahit les murs.
Je repense au visage de mon père. Il avait des yeux profonds. Des iris bleus comme un océan infini. Le premier jour de l’invasion, il a pleuré, lui qui ne versait jamais une goutte. Puis il est allé chercher son gilet pare-balle avant de partir sur le front.
Il est mort un matin d’hiver, tué sur le coup par une explosion. Il nous a laissé une lettre. Je n’ai jamais eu le courage de la lire.
Quand les combats ont débuté, je ne savais pas jusqu’où ça irait. Je n’avais pas conscience que le pays disparaîtrait dans la brume de l’illusion démocratique. Aujourd’hui, je marche au milieu de la route fissurée. La brume a disparu.
Quand la guerre a commencé, j’ai eu peur.
J’ai prié.
J’ai pleuré.
J’ai trouvé du courage au fond de mes entrailles.
J’ai porté une arme pour la première fois.
J’ai pensé à mes grands-parents, qui avaient connu l’autre guerre.
J’ai eu peur de mourir.
De tuer mes frères et sœurs.
Mes mains se sont mises à trembler.
Mais.
Quand la guerre a commencé, j’ai su que la vie d’avant venait de disparaître.
Un aller sans retour.
Tout le monde le savait.
Quand la guerre a commencé, j’ai compris les origines de la puissance et de la folie.
Aujourd’hui, je marche au milieu des décombres. Les animaux ont fui cette terre maudite.
Ô, mère, contemple où nous a menés cette folie.
Plus de chiens, plus de chats.
Les tanks, les chars, les avions, les missiles ont mis un terme brutal à tout ça.
Regarde, mère, à travers mes yeux rouges.
Vois, par-delà mon âme à jamais blessée et meurtrie, où mènent la bêtise et l’arrogance et la stupidité.
Mais j’ose croire en un autre avenir.
Que la vie dépasse la mort !
L’existence.
C’est un mot si riche, que l’on oublie trop vite quand la vie nous procure tout ce dont on a besoin. Jeter un regard autour de moi suffit à confronter ce mot à la réalité.
Aux visages disparus de notre mémoire.
Aux adieux déchirants
Aux nuages de mon âme.
Aux fantômes de la ville.
Car je les aperçois.
Je les vois depuis tout à l’heure. Ils rasent les murs, la route. Ils volent au-dessus des toits. De pauvres petites lucioles. Ils sont coincés dans la métropole. Ils ne peuvent pas s’en sortir tout seuls. C’est pour ça que je me retrouve ici.
Pour leur parler.
Les apaiser.
Des fantômes fusillés.
Encerclés.
Bombardés.
Morts de faim.
De fatigue.
Tués au combat.
Ou en exode.
Leur dire que tout est fini.
Leur chuchoter des mots d’amour.
Qu’il reste un pays à reconstruire.
Que l’heure est venue de vivre dans la paix.
Je déambule dans une cité détruite.
Mais ils n’ont pas réussi à anéantir le plus important.
L’espoir et la solidarité.
Je m’arrête quelques minutes au milieu de la place du marché.
Puis je me dirige vers le jardin d’enfants pour planter des fleurs jaunes et bleues.
Où trouver l’intérêt de vivre après toute cette souffrance ?
Tous les matins, c’est une question que je me pose en regardant le paysage par la fenêtre. Je me lève, prépare du café. La vérité, c’est que je n’y ai toujours pas répondu. Peut-être que la réponse n’existe pas. Je dois simplement continuer à m’endormir tous les soirs, ouvrir les yeux au lever du soleil et perpétuer le souvenir des autres, des fantômes de la ville et de nos parents. De ceux qui ont donné leur vie. Me coucher sur la route et entendre les pulsations à travers l’humus. Enfoui dans les décombres, il se tient là, un cœur énorme, buvant le sang des morts et des blessés. Cet organe vivant ne s’arrêtera jamais de battre. Je ne sais pas où je vais, où mon pays se dirige, mais tout le monde s’est battu jusqu’au bout. Le pays tient encore debout. Le territoire a tremblé, a failli chuter. Mais rien ne nous enlèvera notre histoire.
Que la vie dépasse la mort !
Mère, tu es morte et enterrée, et tu nourris la terre. Mais les bêtes ne mangent plus le foin, ne broutent plus l’herbe. Mère, je rêve encore de tes bortschs, quand je venais au village. Je me brûlais la langue en regardant les épis de blé grandir. J’aimais penser à cette céréale qui pousse de manière cyclique, au temps qui défile jour après jour, aux enfants qui naissent dans la grange, aux vieux errants, aux étrangers et aux marginaux mélancoliques. C’était la vie, l’amour et la mort, la vie en mouvement, le mouvement du corps fauchant les blés, le mouvement de l’amour, une humanité en pleine croissance. Le soleil brillait à travers les nuages. La pluie tombait. Et l’orage tonnait parfois.
Père, tu es mort et enterré, et tu nourris la terre. Mais les oiseaux ne chantent plus dans le ciel. J’ai réussi à te parler avant que tu ne partes sur le front. J’ai utilisé des mots tranchants, mais tu étais un homme dur et râpeux, rempli d’émotions difficiles à cerner. Je sais que tu m’apprenais la vie. Père, je ne t’en veux plus. Nous nous aimions d’une manière particulière, toi et moi, et je m’en rends bien compte, maintenant que tu as pris ton billet pour le grand voyage.
Ma fille, tu es morte et enterrée, et tu nourris la terre. Mais les papillons ont disparu. Et les couleurs de tes robes d’été ne voleront plus dans l’air. Tu me questionnais sans cesse sur ta mère. Tu voulais savoir d’où elle venait. Je n’en sais rien, à vrai dire. Je t’ai adopté toute petite. Je suis allé te chercher dans un orphelinat. Maman fait partie d’une équation difficile à résoudre après tous ces événements. Tu as illuminé ma vie, alors je planterai des fleurs dans ce jardin d’enfants.
Chaque jour, je vous amènerai des fleurs jaunes et bleues pour colorer les cendres.
La paix reviendra,
A nouveau, les arbres fleuriront
et les sourires reviendront.

Amitiés,

Guillaume

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