Un petit récit au bord de la Red River

Actuellement, j’écris un roman (une uchronie) qui se passe en Nouvelle-France, au début du vingtième siècle. Du coup, je lis pas mal de livres qui traitent des coureurs de bois, des Premières Nations. Je découvre également beaucoup d’autrices et d’auteurs amérindiens. C’est une littérature riche et passionnante qui aborde la vie des Indiens d’Amérique, les histoires magiques comme les histoires tragiques, et aussi la réalité des réserves, de la spoliation des territoires indiens, des pensionnats et du combat perpétuel que livrent les indiens depuis l’arrivée des Blancs. Je lis aussi beaucoup d’ouvrages historiques. Tout cela me travaille et, parfois, j’ai des histoires qui me viennent la nuit. Ce sont des histoires inspirées par d’autres histoires. En voici une. 

 

 

Red River Blues

 

En lisant des ouvrages
sur les Indiens d’Amérique
j’ai des histoires dans la tête
des récits avec des
Autochtones
Indigènes
Premières Nations
Amérindiens
Métis
Premiers habitants
Premiers arrivés
Inuit
Innus
Mohawks
Algonquins
Lakotas Oglaglas
Utes
Cris
Haudenosaunees
Pueblos
et 1000 autres lignes

Cette histoire
que j’ai en tête
je vais l’écrire
de cette manière
ou d’une autre façon
un jour où les éclairs illumineront
les montagnes du Pays Basque

Je n’ai pas la prétention de me substituer
aux peuples premiers
c’est juste une histoire que j’écris sur le papier
Si l’on croit Black Elk, homme-médecine lakota
il y a un seul et unique cercle
il suffit d’y mettre les pieds
pour ressentir un peu de cette harmonie
C’est un homme qui a voulu concilier sa vision sacrée
et les traditions du peuple Lakota
tout en se convertissant à la foi catholique
Il a voulu montrer que les deux n’étaient pas incompatibles
je crois aussi ne pas être le seul à voir des fantômes
qui vadrouillent à la lisière des souvenirs

C’est l’histoire d’un frère
qui a disparu lors de la dernière lune
il s’est évaporé
le long de la Red River
pour s’enfoncer dans la forêt
C’est aussi celle de sa sœur
elle est revenue dans le pays de sa jeunesse
a pris le vieux canoë en écorce
l’a porté pour effleurer la Red River
et survivre à son frère

Du pays de son enfance
elle est partie un matin, quand les oiseaux migrateurs
se dépêchent de prendre le large
un matin froid où l’hiver s’est posé sur
le toit du mobile-home
elle avait l’idée en tête de partir vers les bouts du monde
de prendre un billet pour vivre autre part
elle avait envie d’écrire à l’autre bout du monde
de se fondre dans une grande métropole urbaine
Ici, n’est plus poétique
forcément ici
quand on vit trop quelque part
dans un endroit qui transforme sa propre identité
où il est si facile de se noyer
dans les fantômes, la brume et les problèmes
elle n’en pouvait plus de son père
à moitié saoul en fin de journée
sa mère était morte
d’avoir trop oublié sa vie
il ne restait que sa grand-mère
aiguisant son couteau
pour tuer son voisin
Un jour elle avait dit :
« Chaque fois que j’aiguise mon couteau
je pense aux pensionnats.  »
Son père disait :
« C’est la merde pour tout le monde maintenant
Hurons-Wendats, Mohawks, Métis ou Algonquins
On est tous parqués dans les réserves
à se torcher le cul avec le même papier
et attendre la mort à la place de la neige »
Mais c’était trop tard pour Grand-Mère, au final
elle disait :
« ça court, ça boit, ça gueule
c’est de la vermine »
fallait voir les gamins
appuyer sur le champignon
et se croire les rois du monde
Au final, la vieille, elle aimait bien
aiguiser son couteau
et dépecer les lapins
qui se prenaient les pare-chocs
en pleine face

Elle se rappelle de sa maman
qui faisait la fête
et des Métis le long de la rivière
elle est revenue un soir avec son père
et puis elle est née
Maintenant, c’est son père qui est devant elle
il dit qu’il n’est pas que indien
il aime raconter à tout le monde
qu’il a un peu de sang breton
et qu’il n’oublie pas ses ancêtres coureurs de bois
il s’est calmé, il dit :
« Je frappe plus personne quand je bois »
Elle le regarde
se rappelle les coups
et ses longues absences
On disait : « il t’aime, ton père.
C’est pas grand chose. Faut l’excuser. Il recommencera plus. »
Mais c’était déjà trop.
Il tapait.
Puis partait de longs mois sur les plates-formes pétrolières.

C’est pour ça qu’elle est partie sur la Red River
enfin qu’elle est partie tout court
Elle est revenue
avec un peu de chance
elle tombera sur son frère
Elle a pris le canoë
pour laisser voguer ses pensées
sur le courant de la Red River
Elle est partie tôt
a traversé la clairière de son enfance
Elle est partie tôt pour fendre la brume
et sa colère
qui stagne au-dessus de sa tête
comme le brouillard qui cache le fleuve

Elle a pris un train en direction de la Red River
parce que l’âme de son frère a disparu dans la rivière
c’est un homme qui aime la nature et les grands lacs
c’est un homme avec beaucoup de colère
Il a couru à la recherche du grand esprit
mais il a trouvé la rivière
Peut-être qu’il a trouvé autre chose
Les Anciens le savent

Elle se dit :

Sa mort
me ramène ici
et me fait chercher quelque chose
qui arrive sans crier gare
quelque chose qui ne devait venir
que plus tard
mais qui est là maintenant
à l’orée du Cercle
Je souhaite ouvrir mon âme
aux morts trop vite oubliés
à ceux qu’on a privé de leur terre d’origine
à ceux qui se sont fait voler leur langue et leur tradition
je souhaite ouvrir mon âme
aux vieilles étoiles
qui illuminent la réserve
à défaut d’illuminer
mon corps un peu indien
un peu breton
Je suis en souffrance de trop d’oubli
il manque une page ou deux
à ma propre histoire
Je souhaite ouvrir mon âme
au territoire poétique qui entoure
mes yeux mon nez ma bouche mes oreilles

Elle pagaie alors sur la Red River
et dans la brume se trouve son frère
dans l’éther, elle distingue
la forme de son frère
ce sont des oiseaux
dans le vent et le froid
elle pagaie
s’endort
et trempe sa main dans
la Red River
Elle s’imagine plonger dans un liquide amniotique
Est-elle en train de renaître ?
Rêves d’un feu brûlant
de son ancien nom
Elle a oublié son ancien nom
C’était peut-être Mary Burning Heart
mais quelque part
au milieu du territoire
Entre la vallée de son enfance
et les montagnes de l’adolescence
les Anciens le savent
Alors elle avance sur l’eau
continue de glisser
et quand elle ne glissera plus
Son cœur brûlant s’enfoncera dans les profondeurs de la forêt
à la recherche du fantôme de son frère

 

Si vous avez aimé, vous trouverez d’autres textes sur mon site. C’est généralement une versification libre, et plutôt chaotique. Je vous mets deux liens ici.

Au firmament, les ombres dansent

l’ombre, à nouveau

 

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