
Une image, un texte.
— Edmond, aide-moi à monter, vite ! Ils ne sont pas loins.
Helena me tend sa main abîmée. Je l’attrape d’une poigne assurée, la tire et referme la bouche d’égout avec la barre de fer.
Puis nous entendons les chiens errants aboyer et continuer à avancer dans le noir. Helena me sourit. J’aime quand ses yeux rieurs accrochent mon regard. Séduisante petite boule rousse. J’ai toujours envie de l’enlacer, mais ce n’est ni l’heure, ni le lieu.
On se met en route, il nous reste une heure de marche avant la nuit. Et quand les ténèbres se propagent, il n’y a qu’une seule et unique règle : on s’enferme. On avance en observant le soleil se coucher sur les ruines de la Cité. Le ton orangé du ciel se confond avec les cheveux d’Helena. Je me dis que le soleil couchant sur des ruines dévastées, ça a toujours son petit effet.
— Là, Edmond, la tour, dit-elle. Ce doit être le refuge.
Celle-ci doit bien faire 50 mètres de hauteur. Elle était sûrement plus grande avant. De la mousse pousse tout autour, ainsi que d’autres végétaux, notamment de longues lianes. Comme si de la terre avait émergé une structure végétale unique.
Tous les deux soulagés, on s’y dirige à petites enjambées. Si le tuyau qu’on m’a donné est correct, le bâtiment est sûr, et il y a de quoi manger et dormir pour la nuit. Il faut juste grimper une vingtaine de mètres pour y entrer. « Tu verras, m’avait dit Sonja l’autre jour. Vous mettez deux baudriers et vous accrochez vos mousquetons aux lianes à certains endroits où l’on voit le mur d’avant. Il y a des attaches et des prises où vous pouvez vous sécuriser et avancer plus facilement. »
Au final, l’ascension ne nous pose pas de problème. On grimpe dans les arbres depuis si longtemps maintenant.
J’ai laissé Helena prendre les devants, car elle a beaucoup d’intuition. Elle est agile, souple, et repère les passages facilement. Dans une autre vie, Helena aurait été un félin. De sa main libre, elle m’indique un chemin. Effectivement, il y a une ouverture dans le mur végétal. Après quelques efforts, on s’y engouffre, suants et dégoulinants de la chaleur de l’été. Et on se dirige directement au dernier étage. Sonja n’avait pas menti. Il y a tout ce qu’il faut pour faire une halte : des hamacs pour la nuit, des bidons-récolteurs d’eau, quelques boîtes de conserves et même une librairie sauvage. Tous les côtés de l’étage sont bien fermés avec l’extérieur. Même pas le temps de poser mon sac qu’Helena prend les escaliers et monte sur le toit.
— Helena !
Elle ne m’entend pas, déjà absorbée dans ses pensées.
Je la rejoins rapidement et la trouve assise à observer le ciel. Elle a déjà sorti son carnet et ses crayons. Elle est comme ça, Helena. Elle dessine pour oublier un monde révolu. Je la rejoins et l’enlace pendant que sa main trace des courbes, des angles droits, des silhouettes dans la nuit, survivants d’un nouveau monde.
Plus tard, rassasiés, on se met chacun dans un hamac. Demain, je l’emmène vers une destination mystérieuse. J’espère que ça lui plaira. Juste avant de plonger dans le sommeil, je la regarde s’endormir. Sa respiration lente. Ses petits mouvements furtifs. C’est vraiment une petite chatte.
— Alors, on va où ? demande-t-elle, dans la matinée ?
Je souris à son ton malicieux.
— Surprise ! dis-je.
— Allez, Edmond, dis-moi, on ne va pas tarder. Tu connais ma curiosité et mon impatience !
— Comme tu l’as dit toi-même, on est presque arrivés.
Helena souffle, prend un petit air boudeur toujours feint, et s’avance, marchant d’un pas plus rapide.
Je regarde un vieux plan de la Cité, dessiné par Sonja. Je repère le bâtiment en question et il se trouve un peu plus loin sur la gauche. Je l’estime à deux ou trois kilomètres à vue de nez. Il faut arriver avant midi. Sinon, on va devoir emprunter les égouts. La température est trop élevée l’après-midi.
Puis au bout d’une rue, à gauche, la longue avenue. Oui, c’est ça. Et c’est au numéro 242. Helena et moi commençons à marcher plus vite. Ne plus s’arrêter maintenant. Je lève les yeux. Numéro 142. Encore quelques efforts.
— Deux minute ! lance Helena, se posant sur un banc tout moussu. Je dois souffler un peu.
— Ok, pas plus, il est bientôt midi.
Je ne la titille pas plus. Je connais son caractère. Parfois, avec ses cheveux roux éparpillés dans le vent, c’est un volcan en pleine éruption.
On arrive enfin au numéro 242.
Je sors la clé de mon sac, la passe dans la serrure, tourne. Ouf, ça marche. Dès que la porte se referme, je me sens soulagé. Helena respire un grand coup et avale une longue gorgée d’eau. Je commence à monter les escaliers, Helena me suivant juste derrière.
Arrivés au cinquième étage, on entre.
— C’est ici, dis-je, avec un grand sourire. Ta curiosité va être satisfaite.
Ses yeux pétillent d’une attente contrainte et forcée. Je me sens à la fois fébrile et excité. Va-t-elle apprécier ?
On avance dans un appartement délabré. Et au milieu du salon, il est là, figé de tout son poids
Helena s’arrête. Elle aussi l’a vu. Grand, noir, majestueux. Le piano.
Elle me racontait ses cours de solfège, ses préparations aux concours, ses nombreuses heures à jouer du piano. Et que ça lui manquait. Alors, aujourd’hui, l’instrument est là, uniquement pour elle. Il a survécu au temps qui passe, et c’est tellement rare qu’il fallait tenter l’impossible. Venir de si loin, sortir de la forêt, se mettre en danger. On a eu de la chance jusqu’à aujourd’hui.
Helena me prend dans ses bras.
— Merci, me souffle-t-elle dans le cou.
Et cela suffit. Juste deux syllabes pour me combler.
Elle fait le tour de l’instrument et s’assoit sur le tabouret qui n’a jamais bougé.
— Que veux-tu que je joue pour toi, Edmond ?
Elle a les yeux humides, et je ressens beaucoup d’émotions dans sa voix.
— Ce que tu veux, Helena, je n’y connaissais déjà pas grand chose. Alors, depuis la fin du monde.
Je la regarde appuyer sur les touches blanches et noires. Elle hésite, me dit que le piano est un peu désaccordé, mais que ce n’est pas grave.
Le bâtiment est une construction ancienne, dont les murs épais gardent la fraîcheur. Pendant qu’elle joue, je regarde la Cité par la fenêtre. Il n’y a plus rien. Des habitations vides. Une civilisation abandonnée, un néant végétal. La nature reprend ses droits.
— Ce sont les Gymnopédies, du compositeur Erik Satie. Je m’en rappelle à peu près.
Je retourne la tête. Elle rayonne.
— C’est très beau, dis-je.
Elle se remet à jouer. Une musique mélancolique qui se marie bien avec le paysage. J’aperçois des oiseaux dans le ciel. Ils volent et tournent, tournent sur eux-mêmes. J’en ai le tournis. Je tangue, comme un bateau ivre. En quelque sorte, je le suis. Ivre de tristesse, mais aussi de joie, du bonheur de l’instant fugace, de la vie qui coule encore en moi, en Helena. Cette sève qui nous tient, nous rend vivant dans un monde qui n’est plus.
Je la regarde, concentrée et absorbée dans la musique.
Non, rien de rien, je ne regrette rien.
J’aime beaucoup ! ça t’emmène loin une image dis donc !
(pas de pandémie dans ta vision de la fin du monde ?)
Encore merci 🙂 J’aime bien partir d’une image, et aller loin. C’est un exercice très enrichissant. Et je voulais écrire quelque chose de positif, malgré une fin de monde.