Je peins. J’exorcise. Depuis mon retour à l’appartement, je peins sans relâche. J’ai bu un grand verre d’eau. J’ai respiré comme on me l’a appris pour me calmer. Je tremble encore un peu, mais ça ira. Ce n’est pas la première fois, ce n’est ni la dernière.
Je me suis débarrassée de mes affaires, j’ai pris une longue douche chaude et mis ma vieille salopette de travail. Puis, après avoir lancé Talking Timbuktu sur la platine, j’ai posé une toile sur mon chevalet. Le blues de Ry Cooder et la voix puissante d’Ali Farka Touré m’apaisent et me donnent une énergie incroyable. Le pinceau se balade comme si j’étais possédée par le démon de la peinture. J’y vais de toutes les couleurs, je ne m’attarde pas. Il fait chaud, tout en haut, sous les combles d’un appartement du quartier Montmartre. J’asperge mon front avec un peu d’eau et vais chercher une bière au frigo. Le tableau prend forme. Du néant surgit la matière, l’abstrait naît du mouvement de mes bras, de l’amplitude de mes gestes. Je me pose un peu.
La soirée avait bien commencé pourtant. Puis au cinéma, cet homme insistant qui me drague. Au bar, cet homme toujours insistant qui me reluque comme de la marchandise. Et je rate le dernier métro. « Madame, madame, tu vas où, je te dépose ? Faut pas rester seule. » dit un homme en baissant la vitre de sa voiture. Alors je marche vite, m’isole du monde. Et surgit d’une ruelle sombre un autre prédateur. Il m’attrape le bras. Je le pousse, cours à en perdre haleine, le cœur battant. C’est là que je perds mon sac, avec mes papiers, mes sous. Heureusement, j’ai les clés dans la poche. Et mon spray d’autodéfense. J’ai encore tellement de kilomètres à parcourir avant d’être en sécurité. Je dois m’arrêter, de fatigue. Un taxi est là. Il a l’air sympa, me sourit, me promet de m’avancer gratuitement. Le stress, la peur la fatigue, voilà de quoi briser la barrière de la prudence. Dans le taxi, je respire un peu. On avance vers Montmartre, les kilomètres défilent. « C’est dangereux d’être toute seule la nuit » dit-il. Il continue de monologuer, me dit qu’il est gentil et qu’il va me raccompagner chez moi. Puis il pose sa main sur ma cuisse. Alarme. La peur revient d’un coup, un coup-de-poing dans le ventre. Je lui dis que je suis arrivée. Il arrête la voiture, me dit qu’il va descendre avec moi. « Juste pour vérifier, hein ? ». Je suis plus très loin de la maison, la confiance revient. Ça va aller, merci » je réponds. Il dit que ce n’est pas très gentil de le traiter comme ça vu qu’il m’a rendu service. Je lui crie dessus et sors de la voiture. Qui n’est pas verrouillée, j’ai de la chance. Je cours tant que je peux, il me reste un kilomètre puis je dois monter jusqu’à Montmartre. Je croise des oiseaux de nuit, mais je reste dans ma bulle. Certains sont trop éméchés pour me capter. Beaucoup d’hommes à cette heure de la nuit. Comme si c’étaient les rois de la nuit. La vie est glauque après 3h du matin. C’est si facile pour nous de tomber dans une embuscade. On doit toujours être aux aguets. S’endurcir aussi. Enfin, j’arrive à l’appartement, je compose le code, soulagée. Je rentre, referme la porte, vais dans la cour du fond, monte les escaliers, arrive sur le palier, met la clé dans la serrure. J’entre, referme à clé. Je vais à la cuisine, et, d’un coup, m’affaisse sur la chaise et pleure longuement. Ça vient comme ça, sans crier gare, tel un tunnel dans le TGV. Après, je respire, bois une carafe d’eau et file à la douche pour enlever la souillure – tout ce viol de mon intimité.
Si je crois toujours en cet univers, c’est grâce à la magie de la peinture, à la beauté de l’acte créateur et de ce qui en ressort. Je reprends le pinceau et ne m’arrête plus jusqu’au petit matin. Je vais à la fenêtre observer le soleil se lever sur la civilisation. Puis je retourne contempler la toile. Explosions de couleurs, de traits, de points. Tout se mêle pour ne faire qu’Un. L’homogénéité dans le chaos. J’ai trouvé son titre : Big-Bang Intérieur.
Merci pour ce texte plein de solidarité 🙂
Je le trouve très réussi !
Je t’en prie. Merci à toi pour ton appréciation !
Merci pour ce texte haletant, et si réaliste Guillaume